8 octobre 2009

Don't write this


C'était mon prof de géo.

J'ai passé mon bac avec lui.
Il était bien comme prof. Un peu sévère sur les notes (je me souviens de certaines pêches bien pourries, pêche étant le nom qu'on donnait aux super-mauvaises-notes-qui-font-mal-au-sac) mais passionné par ce qu'il faisait.
Il avait passé toute une nuit à photographier une éclipse de lune toutes les 2 minutes et en avait monté un film.
Il a voyagé de partout, nous racontait comment c'est ailleurs, comment son carnet de voyage a dû revenir en valise diplomatique depuis Cuba.
On est sortis dans la campagne avec lui pour voir les vallées et collines, voir les couches sédimentaires et le mouvement de la roche. Il nous expliquait les moraines et les plaques tectoniques.
Lors de la journée des 4èmes (dernier jour des bacheliers avant le début des examens, où un superbe bordel s'installait dans tous le bâtiment), il s'est déguisé en ouvrier russe et faisait le con devant la classe.

La vie a voulu que ce soit l'oncle de ma meilleure amie. Ainsi je l'ai revu au fil des ans. Il a pris sa retraite presque au même moment où je recevais mon bac. Il m'a invité dans sa maison de campagne où il vit avec sa femme. On a joué aux cartes. On a rigolé. Il m'a toujours bien aimée (je me re-souviens de certaines pêches pourries).
Une fois, il m'a même dit que je faisais presque partie de la famille (arrête de penser au pêches, bordel). Il m'a confié ses querelles avec l'ami de sa belle-sœur, ses inquiétudes face à d'autres membres de la famille.

Il écrit des récits de voyage. Déjà 2 livres publiés, à compte d'auteur. Ca a failli provoquer un divorce. Logique quand on ne prévient pas sa femme qu'on va dépenser la moitié de sa retraite pour faire imprimer un livre. Bon, ce ne sont pas de grands best-sellers, mais il rentre plus ou moins dans ses frais.
Un jour, il me demande si je ne voudrais pas l'aider. Il travaille encore à la plume et il lui faut quelqu'un pour taper ses textes à l'ordinateur, qu'il connaît aussi bien que moi la microphysique nucléaire.
J'étais à l'université, au chômage, dans la merde, j'ai dit oui. J'en ai passé des heures à taper ses mots parfois justes, souvent pompeux, régulièrement ennuyants. Pas qu'il écrive mal, non. C'est une question de goût, de style. Et ce n'est pas vraiment le mien. Il veut bien faire et plante souvent des références qui n'ont pas leur place, parlant de tel ou tel illustrissime écrivain qui décrivait tellement mieux que lui les alentours de la Place Rouge. Insérant des mots dont personne ne connaît le sens. Ca fait culturé, ça fait j'ai lu le dictionnaire moi.

De temps en temps, il m'invite pour sortir manger. Lui, moi, c'est tout.
Il peut être intéressant, il suffit de trouver le bon sujet. C'est pas toujours facile.

Il y a un mois, il me demande de taper les énièmes corrections de son prochain racontage. Je lui dis d'accord, un peu à contrecœur. Je ne suis plus à l'uni, j'ai un travail, je ne suis pas dans la merde mais par contre j'ai des examens en vue. Mais voilà, je suis trop conne, je suis trop bonne.
Il me paie, un petit peu. Rarement plus que de quoi financer l'encre et le papier, mais bon, je vais pas lui en vouloir.
Déjà là, je lui avais dit non, là, ça va plus être possible. Je vais plus avoir le temps avant 2010. Allez, va falloir me laisser tranquille maintenant.
Mais voilà. Il est à la retraite, ne sait plus ce qu'est le temps, l'argent, l'insomnie, la dépression, le burnout. Pour lui, je suis restée l'étudiante qui branle rien, mais qui le fait bien.

Lundi passé, il me laisse son traditionnel message sur mon répondeur :
"Je passerai demain vers 4 heures à ton travail, j'ai un roman qu'il faudrait que tu me dactylographies."
Il parle comme un vieux.

Je ne rappelle pas, ça ne servirait à rien, il viendra quand même.

16h37, il débarque à la réception, tout sourire. Aaaaaaaah mais bonjour Ziaaaa !!! Comment ça vaaaaaaa !!!
Je ne réponds pas vraiment et lui retourne la question. T'es à la retraite, t'as plus rien à faire, tu jardines, tu bricoles, ça va, je sais que tu vas bien. Et en plus, t'écris. C'est quand que tu te remets à la peinture au fait ?
Il me donne son manuscrit (old-school, le manuscrit) en me disant "Tu verras, tu devrais t'en sortir". Oui. Merci.
Je regarde la page de titre.
Je sens comme une douleur dans le bras gauche.

Confidences d'une prostituée

Ah ? Euh...
Je ne m'attarde pas, je suis au travail, faut pas oublier. Je précise qu'il faudra qu'il patiente parce que j'ai plein d'autres choses à faire. Je sais qu'il s'en fiche et qu'il m'appellera dans deux semaines pour savoir si j'ai fini alors que j'aurai même pas envisagé de commencer.

Je pose le dossier sur la table. Je le toise, de loin. Un roman... Un roman... Qu'est-ce qu'il entend par un roman ?
Et ce titre... Comme une odeur de déjà-vu.
Je ne résiste pas longtemps avant de tourner quelques pages.

Une feuille dépasse, je déchiffre "[...]fait faiblir son érection ?".
Ailleurs : "A trois, on peut faire bien des trucs, tu sais ?"
"Il sentait mauvais et sa bite puait le poisson pourri."
"Suce-la moi, vite !"

J'ai vraiment mal au bras gauche.

Laisse tomber le boulot et commence à lire ma fille. En deux heures, j'ai fait le tour des 53 pages scribouillées avec son écriture minuscule. Ca l'amuse ça, d'écrire tout petit avec un stylo-plume épais comme le monde. J'ai de la peine à distinguer les patates des choux-fleurs.
Dès les premières pages, je me vois forcée de constater ce que je confirmerai à la toute fin : c'est nul.
Non, pas nul.
C'est tellement mauvais que c'en est affligeant.
Un véritable roman de gare.
Aucune surprise, aucune originalité, rien. Absolument rien.
Les personnages sont tirés par les cheveux (entre des prostituées qui sont de fait forcément nymphomanes et un sexologue qui envoie ses patients frustrés chez ces premières, sans oublier le jeune étudiant bien sous tout rapport qui se lie d'amitié avec une péripatéticienne sous couvert d'une recherche sociologique).
Le style d'écriture est accablant (le narrateur se veut culturé, faisant des références à Ingres ou même Gustave Courbet alors que les personnages causent comme des charretiers un jour de marché).
Le tout manque de conséquence, de logique, d'intérêt.

On s'en fout, c'est son problème.

Oui.

Sauf que moi, la prochaine fois, je sais qu'il va me demander mon avis et attendra une vraie réponse.


Je tiens peut-être enfin ma revanche sur les pêches...


4 commentaires:

  1. Héhéhéhé.

    Offre lui une boite de pêche au sirop.

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  2. Houuu la vilaine!
    Certes, c'est ingrat comme travail, surtout si c'est mauvais. Mais c'est un gentil monsieur non?
    Je suis sur, vu qu'il n'a pas l'air d'être bête, que tu peux lui expliquer calmement et posement que tu es passé à autres chose, et que tu commences une vie de famille, toussa.
    A défaut d'être honnête sur son travail, tu pourras te permettre de l'esquiver. Et tu feras un ou une heureuse qui sera content de se faire des sous en recopiant un roman érotique.
    Et dis toi qu'il faut connaitre le mauvais pour apprécier le meilleur ;)

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  3. Connaître le mauvais pour apprécier le meilleur...Mouarf.
    Et pis moi jdis, ça fait toujours un truc de plus à ajouter dan ton CV : "Apparait dans les remerciements de "Confidences d'une prostituée", de tonton le libidineux.
    Ca en jette un max, jt'assure.

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  4. Teras : Ou pas ;).

    V : T'as de bons arguments, mais si je les suivais, j'aurais plus de notes de blog à écrire :)

    Val : Hum... Toi, t'aurais pas envie de ruiner ma vie par hasard ?

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